Ces larmes et ces tremblements sous la boule disco. Un entretien avec L’Eglise du Mouvement Péristaltique Inversé

Dans les milieux musicaux, il existe le mythe — pas tout à fait saugrenu — du « difficile deuxième album », envers lequel, contrairement au premier album bénéficiant de toutes sortes d’effets de surprise, on réagit inévitablement à certaines attentes… sans même parler de la question la plus essentielle : le répertoire d’idées du musicien est-il encore suffisant pour créer quelque chose de nouveau et de pertinent ? Bien sûr, les choses sont différentes lorsque près d’un quart de siècle s’écoule entre le premier et le deuxième album — une époque où les mérites d’antan ne résonnent plus dans la mémoire de chacun, et où de nombreuses idées nouvelles se sont accumulées. Quelque chose de similaire se ressent avec L’Eglise du Mouvement Péristaltique Inversé, le duo fondé à l’aube du millénaire par le chanteur et producteur Nicolai Riccardo Grey (connu sous le nom de Nick Grey en tant que musicien solo ou en groupe) et le guitariste Charles Pietri, qui a travaillé ces dernières années, entre autres, en tant que photographe. Il y a quelques semaines, le groupe publiait leur deuxième album « Le Peintre du Soir », dont le style à la fois accrocheur et expérimental, entre pop et rétro-wave, éléments rock dystopiques sombres et textes dramatiques, possède la maturité d’un magnum opus et la fraîcheur d’un commencement. L’album étant riche en références et en secrets cachottiers, il y avait suffisamment de matière pour cette interview, dans laquelle on apprend, entre autres, que L’Eglise du Mouvement Péristaltique existe désormais deux fois.

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Vous venez de sortir un album intitulé “Le Peintre du Soir” et beaucoup de nos lecteurs vont peut-être rencontrer votre groupe pour la première fois. En fait, cet album est votre deuxième, car vous avez fait vos débuts il y a 21 ans. Pourriez-vous nous présenter les deux membres de votre groupe et votre parcours ?

Nicolai : 22 ans pour être précis, notre premier album est sorti en 2001 sur le label parisien Brume Records. Nous occupons toujours les mêmes fonctions dans ce projet qu’à l’époque : Charles tient la guitare, je suis au chant et aux machines. Pour ma part, j’ai également publié un certain nombre de disques sous le nom de Nick Grey, seul ou entouré de collaborateurs, entre 2003 et 2015.

Charles : De mon côté, je n’ai pas touché de guitare en 22 ans. Elle est restée sagement dans son étui en attendant la reformation. Durant ce laps de temps, je me suis consacré à d’autres projets, notamment dans la photographie.

Si je me souviens bien, Charles a également participé à certains des albums de Nick Grey et du Random Orchestra…

Charles : Effectivement, j’ai participé au premier album Regal Daylight en enregistrant quelques parties de guitare. Mais je pense que mon jeu de guitare, plutôt minimal pour ne pas dire fainéant, ne correspondait pas vraiment à l’évolution du projet. Puis les événements de la vie ont fait que j’ai dû mettre la musique de côté.

Nicolai : Tu avais aussi participé dans la foulée au EP Candlelight Eyes qui était sorti de manière très limitée mais reste un de mes disques de Nick Grey préféré.

Quelles ont été les impulsions qui vous ont amenés à faire revivre L’Eglise ?

Nicolai : Nous nous sommes revus il y a deux ans pour une occasion plus solennelle que les autres, en présence d’autres personnes aussi, et nous avons évoqué le passé de façon plus frontale. Très rapidement la sentence est tombée : “Enregistrons un deuxième disque vingt ans après le premier”. Je crois que cette fois, deux éléments ont contribué à sceller ce pacte : la présence de tiers tout d’abord, qui nous ont obligés à assumer la responsabilité de ce qui était énoncé, et puis aussi la question de la temporalité. Vingt ans après, pour le toujours difficile deuxième album, c’était trop beau. Ensuite, tout s’est enchaîné à une vitesse ahurissante : nous avons enregistré une dizaine de morceaux en quelques semaines, contacté Ian Caple qui a aimé notre musique et a ainsi accepté de mixer (merveilleusement) l’album, etc. Je pense que cette accélération franche se ressent un peu dans ce deuxième disque, qui possède à la fois la fraîcheur mais aussi les imperfections d’un premier album. C’est ainsi.

Charles : Je dirais même que ce disque cumule plusieurs rôles : il est à la fois un second premier album puisque nous repartons de zéro mais aussi un deuxième album au sens propre puisqu’il s’inscrit dans une continuité du précédent. C’est également l’album de la maturité, les bases sont solides avec une maîtrise de la direction dans laquelle nous voulions aller, et surtout nous sommes vieux.

Avez-vous écrit et produit toutes les chansons ensemble, ou est-ce que l’un de vous a eu une idée et le reste est venu petit à petit ?

Nicolai : Si cela ne vous est pas désagréable, je pense qu’il vaut mieux laisser le rideau baissé sur les arcanes de notre fonctionnement interne — non pas par vanité, mais sans doute à cause de quelque forme de superstition archaïque. Qu’il nous suffise de dire que c’est une méthode de travail qui se fait en amitié. Nous avons toujours fonctionné ainsi. Charles est quelqu’un d’extrêmement intuitif en plus d’être talentueux : les échanges sont fluides. Lorsqu’un conflit émerge, il est alors étouffé, dissous ou dilué à l’aide d’un rite. Celui-ci peut prendre la forme d’une compétition de cuisine, d’un duel (pour éviter un quelconque avantage, nous privilégions alors des instruments haïssables que personne ne maîtrise, comme la flûte ou le didgeridoo), ou, si nous nous sentons d’humeur particulièrement virile, le bras de fer. Cette dernière option présente toutefois un problème : notre musculature est en effet sous-développée, et il nous faut alors dégotter des marins ou des alpinistes qui nous ressemblent physiquement pour effectuer le bras de fer à notre place. Procédure coûteuse, longue et difficile à mettre en place — d’autant plus que nous sommes également mauvais cuisiniers et encore pires au didgeridoo — c’est pourquoi nous préférons en général éviter les conflits.

Charles : Cela fait des années que je propose de régler les conflits au shifumi mais je n’ai jamais eu gain de cause. J’espère un jour le convaincre de faire un album de reprises à coup de ciseaux ou de caillou.

Nicolai : Enregistrons déjà ton projet d’opéra-jazz intitulé Les mouches primitives de Saturne que tu avais évoqué à Copenhague vers 2009.

Charles : … Plus sérieusement, le processus de création pour ce disque s’est installé de façon assez naturelle : la discussion a été une pièce maîtresse de l’enregistrement. Nous ne sommes pas les frères Gallagher à nous balancer des canettes de bière tiède à la figure en studio, on préfère s’asseoir et discuter en mangeant de bons fromages. Pour le convaincre du bien fondé d’un élément de guitare, il suffisait que je lui tende un morceau de Brie bien fait.

Votre approche de la musique et de la créativité a-t-elle beaucoup changé au fil des ans et l’avez-vous remarqué en travaillant sur les nouveaux morceaux ?

Nicolai : On note toujours l’évidence dans l’après-coup. Ce que j’ai remarqué dans notre fonctionnement, c’est que la notion de plaisir était omniprésente – le plaisir de travailler avec Charles sur ces morceaux sombres et étranges.

Charles : Je pense que cette longue pause a contribué à fluidifier notre façon de fonctionner. Nous avons beaucoup discuté avant d’entamer le processus créatif, pour être sûrs que nous avions la même vision du projet : le but est juste de prendre plaisir à faire de la musique ensemble, sur disque et en concert. Comme les bases sont saines, il est très facile de se laisser aller sur le plan créatif.

Votre son est principalement basé sur l’électronique et la guitare et votre style musical combine des qualités pop avec une joie d’expérimenter – voilà pour les phrases typiques des journalistes musicaux… Aviez-vous une idée préalable de ce à quoi vous vouliez que l’album ressemble, ou est-ce que tout est venu au fur et à mesure que vous travailliez dessus ?

Nicolai : Ce qui est un peu paradoxal, c’est qu’après avoir attendu vingt ans, nous nous sommes un peu précipités pour écrire et enregistrer ce disque-ci. Il y avait quelque chose de très pulsionnel au moment de sa réalisation : il fallait que ça sorte. Donc non, aucune intention prédéfinie en amont, c’est à notre plus grand étonnement que nous avons vu l’objet émerger et se former. Cela dit, vos éléments de langage sont tout à fait justes : la joie d’expérimenter est réelle entre nous, et c’est précisément cette joie qui trouve une traduction dans les sonorités les plus pop de notre musique.

Charles : Nos paysages musicaux respectifs ont évolué en vingt ans. Même s’il y a une base commune, on a tendance à vouloir tirer les chansons dans des directions différentes. Parfois la guitare peut arriver à donner un tournant inattendu à un morceau. Je pense notamment au Bleu du Ciel qui est assez épuré et sec au départ, la guitare vient déverser des flots de crème fouettée triste.

En Allemagne, nous avons tendance à qualifier de Cold Wave la musique française qui rappelle le début des années 80 et qui est un peu sombre, ce qui est souvent une généralisation excessive. Êtes-vous à l’aise avec ces termes ou les trouvez-vous restrictifs ?

Nicolai : Ca ne me dérange pas, nous avons fini par nous qualifier nous-mêmes de “cold pop” parce qu’il fallait trancher. Bien entendu, nous ne sommes pas un groupe de “cold pop”. Mais ces points d’entrée n’ont aucune importance réelle sinon que de permettre un premier marquage identificatoire général. Ensuite, c’est à l’interprétation de tout un chacun de faire son œuvre.

Charles : Je ne suis pas d’accord avec cela, nous sommes “cold pop”. Même sur des morceaux moins évidents comme Cloaque et Empire ou Cadavérologie du couple, on cherche à ce que les gens se dandinent. De façon plus ou moins appuyée certes, mais il y a une volonté de rester catchy même dans les moments les plus expérimentaux du disque.

Nicolai : Ne dis plus jamais que nous sommes “cold pop” ou je sors le didgeridoo. Mais oui, Charles a raison, nous ne sommes pas un projet conceptuel, si nous ne communiquons pas notre plaisir aux auditeurs, c’est raté.

Je ne sais pas si c’est parce que Nick récite plutôt qu’il ne chante dans de nombreux morceaux, mais intuitivement, beaucoup de chansons me rappellent des monologues dramatiques qui pourraient provenir du théâtre ou d’un film expérimental. Pouvez-vous faire le lien avec cette association ?

Nicolai : Certainement, il y a une dimension très théâtrale dans ce que nous proposons : l’EMPI, c’est une “autre scène” sur la scène. Libre au spectateur de se laisser embarquer, ou de refuser ce décalage.

Charles : La musique est assez cinématographique, chaque chanson a en quelque sorte son univers visuel, ses couleurs, voire son odeur. Alexandre c’est la terre, le pas lourd dans la glaise humide alors que Triptyques de Monarques Assis est une lente glissade sur un sol fraîchement lustré.

La chanson d’ouverture “Alexandre”, par exemple, évoque un monologue dramatique ambigu d’une personne qui se débat avec beaucoup de choses (et probablement aussi avec un rôle qu’elle joue). C’est encore plus vrai dans la vidéo, où Nick joue le rôle d’un personnage épuisé qui se fait maquiller par Charles. Quel genre de personnage est cet Alexandre et de quoi se préoccupe-t-il dans sa tirade ?

Nicolai : Alexandre est un personnage en quête d’un abri, d’une voûte : tant qu’il ne l’aura pas trouvé, il sèmera la corrosion sur son passage. D’où lui vient ce halo de menace ? Alexandre sait que la limite entre abri et espace carcéral est ténue : il est alors forcé d’entrer en résistance contre lui-même et sa propre fragilité. Il avance, canne au bras. L’abri est un espace d’enjeux politiques et de protection contre la mort : frontière fragile entre repos et sommeil éternel, systèmes gouvernés par la même mécanique. Alexandre sait que le repos, lorsqu’il est contraint, devient un danger mortel – il devient alors un être aux aguets, condamné à l’errance. Alexandre ne dort pas. L’insomnie est un refuge bien plus sûr pour les spectres de ce monde à ciel ouvert.

Dans la chanson “Le Bleu du Ciel”, nous rencontrons des personnages du roman du même nom de Georges Bataille. Il y a longtemps que j’ai lu ce livre, mais ce dont je me souviens bien, c’est de l’ambiance abyssale et épuisée qui régnait en Europe juste avant la Seconde Guerre mondiale. Quels sont les aspects du livre qui vous ont le plus inspiré ?

Nicolai : C’est la deuxième fois déjà que je vous entends employer l’adjectif “épuisé”. Ce n’est pas un reproche : je vous comprends très bien. Le café n’a que très peu d’effet sur moi non plus. Mais on m’a vanté les mérites du guarana récemment. J’ai dû arrêter le Redbull cependant, ça m’a foutu en l’air. Pour répondre à votre question : peut-être le personnage de Lazare. Cependant, la Lazare du livre n’est pas le Lazare de notre chanson, même si quelques éléments les rapprochent.

Diriez-vous qu’il existe des parallèles entre les sociétés d’aujourd’hui et le cadre dépeint dans le roman de Bataille ? Ou bien le considérez-vous plutôt comme une parabole intemporelle ?

Nicolai : Si je comprends bien votre question, vous me demandez si nous avons basculé du côté d’une société sadienne ? si les dernières barrières du XXème siècle enterré – censure, refoulement… – assurant la stabilité de l’ordre symbolique ont été enfin dissoutes à la faveur d’une flambée généralisée de perversion ? Je ne le pense pas. Au contraire, il me semble que nous vivons une époque plutôt binaire et morale : par exemple, les réseaux sociaux sont des générateurs d’injonctions normatives très puissantes. En ce sens, je dirais que les thèmes du roman de Bataille sont intemporels oui, comme l’écriture peut l’être, même si le terme de parabole ne me convient pas tout à fait.

Qui est réellement le locuteur dans cette chanson ? Je pose cette question principalement parce que Nick chante avec une voix de fausset artificielle ?

Nicolai : C’est une chanson sur le deuil, ou, devrais-je dire, les deuils — car comme vous le savez peut-être, un deuil en cache toujours un autre. Et c’est pourtant une litanie infinie de deuils imaginaires qui constitue notre amour pour l’autre. Là où le deuil fait corrosion, rupture d’équilibre des saisons qui précipite la chute dans la mélancolie, l’idée romantique de la mort s’impose comme une évidence : toujours là, à la fois permanente et circulaire. C’est une proposition de retour vers le calme utérin. Je termine en citant non pas Bataille mais un écrit de jeunesse de Flaubert (Novembre), qui met en lumière la manière dont le pouvoir quasiment mystique de l’écriture vient répondre au chaos pulsionnel de l’adolescence : “Je suis né avec le désir de mourir”. Notre chanson Le bleu du ciel rend hommage à ce sentiment-là, ces larmes et ces tremblements sous la boule disco.

L’album semble contenir de nombreuses références littéraires, des allusions à la fiction (outre Bataille, Margarite Duras), à la psychanalyse (Freud, Lacan) et probablement à bien d’autres choses encore. Pensez-vous que ces voix de l’histoire intellectuelle du 20e siècle sont quelque peu exotiques à l’ère du Life Coaching et de l’académie TikTok d’aujourd’hui (et qu’elles comblent donc sérieusement un vide) ?

Nicolai : Je ne suis pas friand de l’idéologie actuelle du déclin qui règne actuellement. Les déclinologues abondent ! Certains semblent observer un peu partout des symptômes d’un appauvrissement généralisé du lien social contemporain qui situerait l’humain au bord du précipice de l’idiotie. Il faut prendre un peu de recul, même si le climat politique plutôt terrifiant rend cet exercice délicat. Chaque époque reste culturellement riche, et en même temps les voix du passé figurent bien davantage que de simples repères historiques. Quand on vieillit, il semble y avoir un moment où survient l’appel du connu : on est alors tenté d’écouter Something Only We Know de Keane en boucle jusqu’à la fin de ses jours et d’entrer en résistance envers le nouveau. Il suffit de savoir si l’on souhaite accepter cet instant de passage ou le refuser. Je vous rejoins en revanche sur la catastrophe que représente l’idéologie du “life coaching” : rien de bon ne peut émerger lorsque les trajectoires personnelles, subjectives d’une existence font collision avec la logique managériale.

Charles : Les idiots n’ont pas attendu le 21ème siècle pour exister. Le problème vient sans doute du fait que certains essaient de monétiser cette idiotie, cette part non productive du cerveau. Si on laissait tranquille notre droit à être bête, nous serions tellement heureux.

Pour moi, la chanson “Cadavérologie du Couple” est l’un des points forts de l’album, avec son rythme hypnotique et la liste presque agressive des paragraphes ; les paroles semblent parler des abîmes psychologiques d’un conflit relationnel. Quel genre d’histoire se passe-t-il ici ?

Nicolai : La relation, c’est une forme de folie, nous sommes d’accord ? C’est pourquoi du côté du social, nous inventons des concepts que nous voulons structurants mais qui ajoutent en réalité à la confusion – tels que l’amour ou l’amitié – pour tenter de faire tenir tout ça ensemble par le biais du sens, d’un sens arbitraire. Alors évidemment, quand ces précipités imaginaires s’effondrent, ça a des effets parfois plus que conséquents. Ce sont ces effets qui sont “poétisés” ici.

Comment décririez-vous l’œuvre de Lysandre Cottret ? Ces portraits font-ils partie d’une série ?

Nicolai : Lysandre Cottret est une artiste peintre basée à Marseille. Sa peinture est un mélange de réalisme juxtaposé à la simplicité des aplats de couleur : elle joue avec la lumière et les formes jusqu’à une impression de flottement des corps dans l’espace pictural comme si ses sujets étaient morcelés par leur environnement. Nous l’avons choisie pour réaliser la pochette du Peintre du Soir (qui est son autoportrait), ainsi que celles de nos deux premiers singles (qui sont nos portraits à nous). D’après la description que je vous ai fournie là, vous n’aurez pas de peine à imaginer pourquoi la rencontre de nos deux univers a fait sens pour nous. Ses peintures, et particulièrement ses portraits, ont de quoi hanter. Je me permets d’indiquer ici son Instagram : @lysandre.c

L’EMPI n’a-t-il jamais été un sujet pour vous deux pendant les vingt ans d’interruption ? Ou y a-t-il eu des moments où vous vous disiez “si nous faisions un album cette année, il ressemblerait à ceci et à cela” ? Est-ce que certains albums fantômes existent dans votre imagination ?

Charles : Nous n’avons évoqué EMPI que deux fois : la première en 2001 dans un jardin public de Clermont-Ferrand qui a engendré la formation du groupe, et une deuxième fois en 2022 dans la campagne lyonnaise qui a été l’amorce du deuxième album. Entretemps, le sujet n’a jamais été évoqué. Nous préférions parler d’autres choses.

Nicolai : Non, vous avez parfaitement résumé la manière dont ça s’est passé entre nous au cours de ces deux décennies. Des dizaines d’albums-fantômes grandioses existent en effet, et ne seront jamais réalisés car ce qu’ils proposent est peu raisonnable.

Charles : Ne l’écoutez pas, il ment comme un arracheur de dents.

Si ce n’est pas trop hors sujet, Nick Grey et le Random Orchestra sont-ils un chapitre complètement clos ?

Nicolai : Le Random Orchestra est dissous, oui, mais Nick Grey est simplement momifié. Et tout le monde sait ce qui peut arriver aux momies. Ou peut-être pas, d’ailleurs. Allons voir sur Wikipédia ! Nous apprenons immédiatement des choses : “Les premières momies vivantes en fiction étaient pour la plupart des femmes, présentées sous un jour romantique et sexualisé, souvent comme l’intérêt romantique du protagoniste, ce qui pourrait représenter métaphoriquement l’orientalisme sexualisé et une forme coloniale de romantisation de l’Orient.” Bon, Nick Grey n’est absolument pas une momie, finalement. Je retire cette histoire de momie. Disons simplement que nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve, voilà. Cependant je peux vous annoncer dès maintenant qu’en fin d’année 2024, l’intégralité du catalogue Nick Grey sera à nouveau disponible en format numérique, ainsi que tout 230 Divisadero, mon travail avec Matthew Shaw. Chaque disque bénéficiera en outre d’un remastering réalisé par Peter James. Il était temps de réaliser ce travail d’archivage.

Je ne suis pas très bon en français, mais d’après les titres (et le nom du groupe), l’intérêt pour le corps humain, ses maladies et les termes médicaux parfois bizarres qui le désignent était l’un des principaux points d’intérêt des premiers enregistrements. Ces motifs sont-ils simplement apparus au cours de l’interaction, ou se rapportent-ils à une histoire particulière ?

Nicolai : Il faut apprendre le français, mon vieux. Nous avons bien appris l’allemand ! Observez : “Die Menschen haben sich nicht damit begnügt, das Komische zu geniessen, wo sie im Erleben darauf stossen, sondern danach gestrebt, es absichtlich herzustellen, und man erfährt mehr vom Wesen des Komischen, wenn man die Mittel studiert, welche zum Komischmachen dienen”.

Charles : Même si je n’y suis pour rien dans les textes des chansons, je me retrouve dans cet intérêt pour le corps comme interface. J’ai beaucoup étudié les premiers films de Cronenberg dans ma jeunesse, où le corps est une véritable obsession, dans la mutation, la déformation, les stigmates. Videodrome est vraiment merveilleux.

Nicolai : Mais vous avez raison de pointer cet intérêt pour le corps — cette citation de Freud n’est pas apparue par hasard — qui est en effet à la fois une zone de frontières, de méandres, d’interstices et de fonctions, mais aussi le lieu de la subjectivité. Et puisque le rôle que nous assumons ici est “artistique” — avec le grain de sel et les air quotes qui s’imposent — plutôt que médical, un renversement est toujours possible : notre point de vue n’est pas purement descriptif mais relève davantage du pas de côté.

Si vous pouviez nommer un élément majeur de combinaison entre les deux albums, un pont entre ces vingt années, lequel nommeriez-vous tous les deux ?

Nicolai : Nous.

Certains disent que les groupes fonctionnent mieux lorsque leurs membres ont moins de goûts et d’influences en commun. Qu’en est-il dans votre cas et quels types de musique aimez-vous en ce moment ?

Charles : Nous avons quelques références communes mais nous écoutons des choses très différentes. Depuis quelques mois, je suis obsédé par No Decent Shoes for Rain de Dry Cleaning. Je fonctionne vraiment par obsession, j’écoute certaines chansons en les usant jusqu’à la corde, comme Pre Language de Disappears que je peux écouter en boucle cent fois d’affilée sur la route. Chaque instrument joue sa petite chanson dans son coin et cela forme un tout qui est assez…

Nicolai : Je me permets de t’interrompre : il faut que je revienne rapidement sur Something Only We Know de Keane. Evidemment vous allez me dire que c’est une chanson déplorable, épouvantable même, qu’elle n’a pas droit de cité ici, que c’est d’ailleurs la seule chanson pour laquelle le groupe Keane est connu, et que malgré même cet immense succès, quasiment plus personne aujourd’hui, en dehors des frontières de l’Angleterre, quasiment plus personne ne se souvient réellement du groupe Keane. Je vous répondrai que je suis à la fois en accord avec vous mais aussi en désaccord. Il y a de cela quelques semaines, Charles et moi mangions un plat asiatique relativement épicé et il m’est venu soudainement l’envie irrépressible d’écouter cette chanson, cette chanson de Keane dont je vous parle là. A cet instant, la bouche pleine de sauce teriyaki et d’épices relatives, je peux vous assurer qu’il s’agissait de la plus belle chanson de l’univers, d’une chanson qui parvenait à capter à la perfection l’instant de la mélancolie : cette chanson est une rengaine, un cycle, un jeu du fort-da qui vous rappelle que tout ce que vous aimez, vous l’avez déjà perdu et donc êtes condamnés à n’en saisir qu’un substitut symbolique. Et bien sûr, la subtilité vient du fait que le contenu du chanson a beau relever du secret (Something only we know : qu’est-ce que c’est ? quel est ce secret ?), sa forme n’en est pas moins grandiloquente : c’est un secret asséné, hurlé, clamé. Un secret à la vue de tous en quelque sorte. Sinon à part ça, pour vous répondre, je crois que les membres d’un groupe peuvent exister en bonne harmonie s’ils s’entendent sur le fait que Megadeth a toujours été supérieur à Metallica.

Charles : On ne peut pas être aussi catégorique sur des groupes qui ont des discographies aussi inégales. Certes, Rust In Peace – en plus particulièrement Holy Wars – reste une référence mais Master of Puppets est plus écoutable que certains mauvais albums de Megadeth. Il convient donc de bien analyser différents éléments avant d’être aussi péremptoire, même si je partage quand même ton avis sur la globalité.

Nicolai : Megadeth est peut-être inégal mais Metallica est constant dans la médiocrité, et ce depuis toujours. A part peut-être avec Lulu, leur seul disque correct.

A propos de ces jours-ci, diriez-vous que L’Eglise est enfin là pour rester ? Quels sont vos projets pour l’avenir proche ?

Nicolai : Je vais vous raconter une  anecdote. C’était vers 2007 ou 2008, un certain nombre d’années déjà après la parution de notre premier album. J’avais reçu une lettre — une vraie lettre, par courrier postal — d’un jeune homme hospitalisé en psychiatrie. Cette lettre débutait ainsi : « Puisque vous ne semblez plus vous soucier de L’Eglise du Mouvement Péristaltique Inversé, je tiens à vous informer que je reprends votre Eglise à mon compte ». Naturellement je ne sais pas si ce projet a été mené à son terme, et s’il existe effectivement aujourd’hui une Église du Mouvement Péristaltique Inversé parallèle à la nôtre, encore plus souterraine, connue seulement de son créateur, mais cette lettre met en lumière d’après moi deux choses. Tout d’abord la capacité de la fonction artistique à faire médiation : entre ce jeune homme et nous, quelque chose a pu parler et se mettre en place, par l’intermédiaire de l’objet artistique dans un premier temps, puis d’un simple « communiqué ». Et puis aussi, ce que cette lettre soulignait, c’était l’idée de la trace : à l’époque en effet, l’Eglise du Mouvement Péristaltique Inversé n’existait plus pour moi qu’en tant que souvenir, de trace d’une expérience passée et partagée. Mais le souvenir possède parfois une vitalité surprenante qui lui permet d’éviter d’échouer dans la crypte de l’oubli : c’est ainsi que le souvenir de l’Eglise du Mouvement Péristaltique Inversé est toujours resté non loin de la surface, régulièrement ravivé par un rappel du quotidien — comme cette lettre. Et pour enfin répondre à votre question, oui, cette fois-ci, nous sommes là pour rester. Merci beaucoup pour cet entretien.

Charles : C’est une bonne conclusion.

Notre deuxième album Le Peintre du Soir vient de sortir, et un pressage vinyle sera disponible d’ici la fin 2024. 2025 réservera d’autres surprises qui sont d’ores et déjà prévues. Nous les dévoilerons au fur et à mesure.

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Fotos: Michel Lange, Cover: Lysandre Cottret

Interview: U.S.